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Rapatriement enfants de combattants djihadistes

Pourquoi rapatrier les enfants belges des « combattants djihadistes » ?

De qui parle-t-on ?

Il est très difficile de connaître le nombre exact de combattants étrangers détenus par les forces kurdes ainsi que leurs nationalités. On estime en général le nombre de femmes et d’enfants « étrangers » (dans le sens de non-Syriens ou Irakiens) à 13.500 [1] personnes détenues par les forces kurdes dans divers camps, principalement à Al-Hol. Si les chiffres sont variables, c’est parce que l’information en tant que telle est très relative en fonction de leur provenance (que ce soit celle des forces kurdes, des ONG ou des services de renseignement européens). Sur les 517 personnes enregistrées comme décédées dans le camp d'Al-Hol en 2019, 371 étaient des enfants [2]. Le nombre d’enfants belges encore détenus sur place, identifiés et localisés est estimé à 38 et le nombre de mères belges à 21 (francophones et néerlandophones). Mais ces chiffres sont susceptibles de varier.

Depuis les premiers retours de Syrie, de nombreuses institutions [3] de défense des droits de l’enfant et de l’homme réclament que soit organisé par les autorités belges un retour sécurisé des enfants, victimes de la décision de leurs parents d’avoir rejoint l’Etat islamique auto-proclamé. Actuellement, 38 [4] enfants belges survivent toujours dans des camps de détention administrés par les Kurdes [5], dans le Nord-est de la Syrie. Leurs conditions d’existence sont extrêmement défavorables à leur développement. Ils ont majoritairement moins de 12 ans. Depuis 2017, 5 enfants belges au moins sont décédés pour des raisons liées directement aux conditions d’existence : malnutrition, manque de soins de santé, froid, déshydratation
En décembre 2017, le Conseil de sécurité national s’était positionné en faveur d’un rapatriement systématique des enfants de moins de 10 ans tandis que pour les enfants de plus de 10 ans, celui-ci devait être évalué au cas par cas. Pendant de nombreuses années, l’argument de l’incapacité de l’Etat belge à agir militairement et diplomatiquement était automatiquement avancé, faute de représentation diplomatique sur place et de troupes au sol. Depuis 2019, il faut noter que les autorités belges ont réussi à dépasser cet écueil : en juin 2019, 6 enfants ont été rapatriés par le concours des autorités belges et en juillet 2021, 6 mères et 10 enfants ont également fait l’objet d’un rapatriement du camp de Roj.

Le rapatriement est donc techniquement et diplomatiquement possible.

 

[1] T. Renard, R. Coolsaet, « From bad to worse: The fate of European foreign fighters and families detained in Syria, one year after the Turkish offensive », Security Policy Brief, Institut Egmont, n° 130, Oct. 2020 (.pdf)

[2] Voir à ce sujet les rapports de Rights and Security International 

[3] Au niveau national, le Délégué général aux droits de l’enfant, le Kinderrectencommissaris, la Ligue des droits humains, Défense des enfants international – Belgique, … Au niveau international, le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, la Commissaire aux droits de l’homme au Conseil de l’Europe, et bien d’autres.

[4] Les chiffres peuvent varier entre les autorités belges et les institutions de défense des droits de ces enfants, le critère de ceux qui devraient être rapatriés n’étant pas le même. Pour les institutions de défense des droits, il s’agit de considérer tous les enfants âgés de 0 à 18 ans, dans le respect de la Convention internationale relatives aux droits de l’enfant.

[5] Al-Hol et Roj

En ratifiant la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE), la Belgique s'est engagée à considérer avant tout la protection des enfants. Elle a aussi ratifié les trois protocoles facultatifs de la CIDE qui renforcent cette responsabilité en matière de protection des enfants contre leur participation à des conflits armés et toute forme d'exploitation. Bien que les questions de sécurité doivent être prises en compte, elles ne peuvent en aucun cas nuire aux droits de l’enfant et à son intérêt supérieur. On est enfant jusque 18 ans.

Suite à la perte en puissance de l’Etat islamique auto-proclamé, les Forces Démocratiques Kurdes (FDS) ont instauré trois camps afin d’y détenir les anciens combattants et leurs enfants. De ces camps aujourd’hui, il n'en reste que 2 – le camp de Al-Hol et le camp de Roj – au nord-est de la Syrie, dans le Kurdistan syrien. Actuellement, on dénombre environ 650 enfants européens encore sur place avec leurs mères. On compte également 40.000 enfants principalement syriens et irakiens. Les hommes sont également détenus, en prison.

D’un point de vue général, si ces camps ne sont pas considérés comme étant des camps de réfugiés en tant que tels, ils en présentent pourtant toutes les caractéristiques sans pour autant fournir les garanties administratives et juridiques habituelles de ce genre de camps. Le statut des personnes qui y sont retenues tient officieusement du statut de réfugié mais ces personnes sont en réalité privées de leur liberté. Sur le terrain, cela s’apparente de facto à une forme de détention. L’accès à ces camps dépend de l’évolution du conflit armé, considéré comme non-étatique. Les ONG (Croix-Rouge internationale CICR, UNICEF …) sont tolérées ; elles doivent demander l’autorisation des autorités kurdes qui administrent les camps pour pouvoir y accéder. Précisons que les autorités kurdes ne sont pas reconnues par la Belgique. C’est en cela notamment que le processus de rapatriement des ressortissants belges est fortement ralenti, car très complexe.

Ces camps se sont développés au fur et à mesure que le proto-Etat, Etat islamique [1], perdait du terrain. Si ces deux camps ont bénéficié de l’aide humanitaire de nombreuses ONG, notamment en ce qui concerne leur approvisionnement en eau, en nourriture, en matériel et en soins de santé, l’accès à ces éléments de base a toujours été tributaire de la situation de conflit sur place.

Au-delà de la difficulté de subvenir à ses besoins de base, c’est aussi (et surtout) un climat perpétuel de violence qui règne dans les camps et dans lequel ces enfants ont dû survivre ou vivent encore. Ces enfants ont pu jouir d’une certaine protection (de leur mère, des autres mères, des militaires kurdes et des membres des ONG) mais il n’en reste pas moins que le climat de tensions qui règne dans ces camps fait de ce long séjour à l’étranger une expérience extrêmement traumatisante. Ce climat est marqué par les tensions existantes entre les différentes personnes retenues, fondées notamment sur des pressions de « radicalisation », des échanges et des transactions monétaires inévitables pour tenter de couvrir les besoins primaires, des interdictions et des injonctions multiples pour faire régner un certain ordre, la présence permanente de militaires munis de leurs armes, des conditions climatiques très rudes tant en hiver qu’en été. En outre, des observateurs occidentaux [2] ont fait état d’une prise de contrôle (physique et psychologique) par un groupe de femmes plus extrémistes, ce qui entraîne des abus, des violences physiques et psychologiques supplémentaires et augmente le risque de radicalisation de certaines d’entre elles. En plus d’atteintes physiques et mentales graves, le risque pour les enfants d’être victimes de rapts et d’exploitations sexuelles augmente au fur et à mesure qu’ils grandissent. Pour les jeunes garçons, le risque d’être retirés de leur famille par les forces kurdes est également présent.

En juillet 2021, les autorités belges n’ont pas pu accéder au camp de Al-Hol pour cause d’insécurité trop importante, les forces Kurdes ayant de plus en plus de difficultés à maintenir l’ordre face à la recrudescence de groupuscules extrémistes.

En janvier 2022, suite à l’assaut de la prison de Hassaké où un grand nombre d’hommes européens et non-européens sont retenus, ce climat de violence s’est encore accru par effet ricochet dans les camps. De nombreux incendies et des actes de mutinerie nous été rapportés mettant en danger de manière grave et imminente la vie des enfants sur place.

 

[1] Par facilité d’écriture, nous écrirons l’acronyme « EI » pour désigner le proto – Etat, Etat islamique.

[2] https://www.rightsandsecurity.org/impact/entry/europes-guantanamo-report

Nos réponses à des interrogations qu’il est légitime de se poser en tant que citoyen belge

La probabilité que ces enfants aient suivi une formation militaire ou aient subi un lavage de cerveau est extrêmement faible car la majorité des enfants dont on parle sont nés dans les camps, ils ont très peu connu le proto-état « Etat islamique », ils sont trop jeunes, majoritairement moins de 12 ans.

A l’inverse, vu leur jeune âge, la probabilité qu’ils s’intègrent facilement à nos valeurs et à notre mode de vie est très élevée. L’expérience montre que c’est effectivement le cas suite aux rapatriements précédents même si un travail en douceur de transition entre certaines références apprises dans les camps et une nouvelle manière de se socialiser existent.

En outre, la majorité de ces enfants sont exposés à la Belgique à travers le biais de leurs parents : plusieurs parents les éduquent en néerlandais et/ou en français, et ils connaissent très bien la Belgique à travers les liens qu’ils entretiennent via whatsapp et skype avec leurs grands-parents et familiers. Pour ces enfants, la Belgique n’est donc pas nécessairement un pays étranger ni lointain.

Enfin, l’expérience nous montre que la voie idéale pour leur réintégration passe par l’école et les loisirs. Tous les experts [1] s’accordent pour dire qu’un des éléments fondamentaux sur lequel doit s’appuyer la réinsertion de ces enfants de retour de zone est le fait de les intégrer le plus rapidement possible dans une « vie normale ». Depuis les précédents rapatriements, l’expérience en Belgique s’étoffe sur cette question de la réintegration et les services d’accompagnement sont de mieux ou mieux outillés. A ce propos, le CAPREV (le Centre d’aide et de prise en charge de toute personne concernée par le radicalisme et l’extrémisme violent) est une ressource tant pour les professionnels que pour toute personne se posant des questions à ce sujet. Une ligne verte téléphonique a été créée, le 0800 111 72.  Ce numéro vert est accessible tous les jours ouvrables de 9h à 17h. Il est gratuit et garantit l’anonymat. 

 

[1] RAN Manual Radicalisation Awareness Network, Response to returnees : foreign terrorist fighters and their families, July 2017.

Il est difficile de prédire l’évolution de la situation sur place en termes de risques éventuels d’un taux de recrudescence des idées radicales au sein des camps suffisant pour alimenter les poches de fondamentalistes qui existent encore dans la région ou ailleurs dans le monde.

En revanche, abandonner les enfants sur place, les laisser aux mains de la famine, continuer à les mettre littéralement en danger de mort et en proie à de multiples formes d’exploitation pourrait conduire ces enfants à développer un ressentiment envers la Belgique d'ici quelques années, ce qui pourrait constituer un terrain fertile pour un nouveau recrutement par les groupes djihadistes qui sont toujours actifs dans ces territoires et dans les camps. Dans l’incertitude, il vaut mieux les protéger d'un recrutement. Jusqu'à présent, ces enfants sont en quelque sorte protégés par les autorités kurdes. Mais actuellement, la sécurité au sein des deux camps, et particulièrement celui de Al Hol, est de plus en plus compliquée à maintenir par l’administration kurde : enlèvements des enfants pré-pubères, incendies volontaires, évasions, mariages arrangés deviennent hélas de plus en plus réels au sein des camps.

En Belgique, la nationalité s’acquiert par la mère. Les mères, de nationalité belge, qui ont signifié aux autorités de notre pays leur souhait d’être rapatriées, ont systématiquement signalé la naissance de leurs enfants aux autorités belges. Les autorités belges jugent cette déclaration insuffisante, raison pour laquelle un test ADN est exigé. C’est la procédure qui a été suivie pour les précédents rapatriements. Nous partons du principe que les 38 enfants dont on parle sont belges. D’autant que les services de renseignements et de sécurité belges sont bien informés de la présence des individus qui avaient quitté le territoire et qui résident actuellement dans les camps, particulièrement en ce qui concerne les mères et les enfants. En effet, les familles qui résident en Belgique (grands-parents, oncles, tantes…) ont toutes collaboré avec les services de police. En conclusion, leur lien avec la Belgique est facilement démontrable. De la même manière qu’ils sont pour la plupart tous identifiés et localisés.

Ceci étant dit, plusieurs de ces enfants sont, depuis leur naissance, dans une situation administrative complexe. S’ils ont bien été identifiés et nommés par leur mère, la plupart de ces enfants n’ont, à l’heure actuelle, pas d’identité administrative légale ni de nationalité reconnue. Sans documents d’identité ou de séjour, ces enfants n’existent pas légalement, notamment en Belgique. Cette violation manifeste du droit à l’identité et à la nationalité risque de provoquer à court et moyen terme des complications importantes sur leur statut juridique. Le droit d’avoir un nom, une identité et une nationalité est un droit fondamental des enfants dont dépend l’accès aux autres droits administratifs, économiques et sociaux. Des solutions tendent à se dégager, au cas par cas, au fil des expériences de précédents retours mais les procédures sont longues. Cette instabilité administrative complexifie leur insertion en Belgique car elle induit des conséquences dans différents domaines tels que l’aide sociale, les soins de santé, la scolarité, les procédures de succession et d’héritage...

Si l’Etat belge ne facilite pas la reconnaissance de ces enfants belges en termes d’identité et de nationalité, ces enfants risquent d’être apatrides, ce qui constitue une des plus grandes violations des droits de l’enfant.

Pendant plus de 5 ans, la question du retour des mères constituait l’obstacle principal au retour des enfants et ce, principalement pour des raisons politiques. Alors que les autorités kurdes appelaient les instances européennes au rapatriement de tous leurs ressortissants, les Etats membres de l’Union européenne ont toujours rechigné à réaliser une opération massive d’extraction de ses populations hors des camps. La Belgique a longtemps suivi cette logique estimant qu’il était effectivement plus sûr de ne pas rapatrier les adultes accusés d’une ou plusieurs infractions terroristes. Cet argument sécuritaire a depuis 2019 été encore hautement critiquable étant donné la prise de position publique de certaines personnalités du ministère publique et de certains organes de sécurité en faveur d’un rapatriement de toutes et tous et ce, pour des questions de sécurité. Il semblait par déduction qu’il s’agissait davantage de ne pas froisser l’opinion publique, logiquement sensible à la gestion du terrorisme par l’Etat.

Il aura fallu attendre juillet 2021 pour que la Belgique agisse en faveur des enfants et de leurs mères en organisant leur rapatriement et leur extraction d’un des deux camps [1]. Si du point de vue des droits de l’enfant, on peut se réjouir de cette action de l’Etat, il est à regretter cependant que toutes les mères du camp n’ont pas eu accès à ce sauvetage. En effet, un tri basé sur des critères de sécurité semble avoir été fait qui a filtré les mères susceptibles de pouvoir revenir. En outre, il est à noter que certaines mères auraient refusé de rentrer.

Pourtant le principe du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, consacré par la Convention de l’ONU [2]  dans son article 3, oblige la Belgique à rapatrier les mères à chaque fois que c’est possible. Certains tribunaux ont d’ailleurs statué en ce sens. L'article 9 de la Convention relative aux droits de l'enfant exige des États qu'ils veillent à ce qu'un enfant ne soit pas séparé de ses parents contre son gré, sauf si les autorités compétentes décident qu'une telle séparation est nécessaire dans l'intérêt supérieur de l'enfant.

Il y a une obligation de protéger tous ces enfants. Cette obligation ne peut être remplie qu'en agissant dans l'intérêt supérieur de l'enfant, ici en l’occurrence, les enfants doivent être rapatriés avec leur mère dès que possible.

 

[1] D’après nos informations, la sécurité n’était pas suffisamment garantie pour rentrer dans le camp de Al Hol et réaliser la même opération de rapatriement.

[2] La Convention des Nations Unies est entrée en vigueur en Belgique le 15 janvier 1992 suite à l’adoption d’une loi et de décrets d’approbation des différentes entités fédérées. Le décret d'approbation a été adopté par la Communauté française le 3 juillet 1991.

Ces enfants ont subi et subissent toujours de manière prolongée, répétée et intense un stress précoce. Il s’agit d’enfants très jeunes qui ont grandi depuis leurs tous premiers mois exclusivement aux côtés de leurs mères. L’environnement dans lequel ils évoluent est particulièrement anxiogène : reclus dans des tentes de 3 mètres carré, sans aucun jouet pour se développer, se stimuler, sans livre pour s’évader, sans école pour apprendre et se socialiser, avec beaucoup de danger et de tension. La seule figure rassurante est leur mère. Leur mère, par le fait de constituer leur seule figure d’attachement, est ce qui leur permet de faire tampon et de grandir malgré cet environnement néfaste pour leur développement.

C'est d’ailleurs ce qui ressort des rapports des deux visites dans les camps de détention du nord-est de la Syrie en octobre 2018 et en juin 2019 [1] et des rencontres avec des mères et des enfants belges. Il a été constaté que l'impact psychologique des nombreuses situations traumatisantes sur les enfants était relativement limité, en partie grâce à la protection et aux soins de leurs mères. Les mères ont réussi à protéger leurs enfants du stress traumatique et de l'anxiété, dû à l'enfermement dans des prisons surpeuplées, au séjour dans des cellules d'isolement, aux bombardements et aux fusillades. De la même manière, ces derniers mois, dans les camps de détention également, ce sont les mères qui font tout ce qu’elles peuvent pour protéger leurs enfants des températures extrêmes, de la malnutrition, des blessures et des maladies non soignées. Le lien étroit que cela crée entre les mères et les enfants ne peut être rompu sans causer des dommages psychologiques permanents. Un détachement aussi profond entraverait sérieusement l'intégration sociale des enfants dans la société. Une telle séparation ajouterait du trauma à d’autres traumas.

Par ailleurs, il est aisé d’imaginer le ressentiment que pourrait nourrir ces enfants quand ils comprendront que l’Etat belge a décidé de laisser leur mère, là-bas. Pour des enfants revenus avec leurs parents, il est déjà nécessaire de travailler les risques d’héroïsation [2] de la part des enfants par réaction à la diabolisation des parents par la société. On peut craindre ici que ce risque soit encore plus grand. Des explications seront nécessaires pour justifier une telle séparation afin d’éviter que ces enfants ne pensent à tort qu’ils ont été abandonnés. Comment, dans ces conditions, accepteront-ils leur filiation, comment investiront-ils une nécessaire loyauté familiale ? A long terme, qu’adviendra-t-il des mères sur place ? Le risque est grand que ces mères désirent revenir à tout prix, au péril de leur vie. Quelle sera alors l’explication valable et suffisante qui sera fournie à ces enfants pour leur permettre de s’affilier sans rancune à notre société ?

Certes, ce sont d’abord les mères qui ont fait courir ce risque à leurs enfants mais il faut admettre que ces mères qui demandent le rapatriement cherchent une protection pour leurs propres enfants. Elles agissent en tant que mères. Et elles savent que le prix à payer est d’être poursuivie et condamnée.

 

[1] G. Loots et al., Rapport 2. Visite aux enfants belges dans les camps de réfugiés kurdes dans le Nord-Est de la Syrie. 6-16 juin 2019 », p. 5.

[2] Thierry Baubet, Etats généraux psy sur la radicalisation, Paris, décembre 2018. 

A une époque, ces femmes ont fait le choix, plus ou moins conscient, et pour diverses raisons, de rejoindre le Califat et d’emmener leurs enfants, d’accompagner leur mari ou de se marier sur place et d’avoir des enfants au sein du proto-état « Etat islamique ».  Aujourd’hui, quasi toutes les femmes qui se sont signalées aux autorités belges souhaitent se rendre, être poursuivies et condamnées par la justice belge. Il est cependant difficile de juger de leur état d’esprit. C’est aux experts et aux institutions spécifiques de travailler avec ces femmes pour initier un désengagement si cela est jugé nécessaire.

D'autre part, les récents témoignages et histoires des mères montrent que plusieurs d'entre elles rejettent l'extrémisme et ne peuvent plus être jugées comme « radicalisées ». Leurs propos témoignent surtout de l'oppression, de l'humiliation, de l'intimidation, de la terreur et de la violence qu’elles ont subies dans le califat. En outre, de nombreuses femmes ont expliqué leurs diverses tentatives d'échapper au règne de la terreur du proto-état « Etat islamique ». Tout ce qu’elles espèrent maintenant c’est de vivre une vie normale, d’oublier l’  « Etat islamique » le plus vite possible, de trouver la paix, d’être une « bonne mère » pour leurs enfants en leur permettant notamment de retourner à l'école.

Effectivement, les mères condamnées auront à effectuer une peine d’emprisonnement dès leur retour. Par conséquent, elles seront de facto séparées physiquement de leurs enfants. Mais dans ce cas-ci, elles pourront entretenir un contact régulier avec leurs enfants soit par communication téléphonique ou écrite soit lors de visite de leurs enfants telles que les dispositions le prévoient. Les relations avec leurs enfants seront gérées en fonction de l’âge des enfants et de leur intérêt supérieur qui sera évalué par les autorités compétentes. C’est pour cette raison, que certains enfants, s’ils sont âgés de moins de 3 ans, pourraient accompagner leur mère dans un établissement pénitentiaire.

Dans tous les cas, les enfants seront provisoirement confiés à des institutions spécialisées qui évalueront leurs états de santé physique et psychologique afin de déterminer leur meilleur intérêt. Au terme de cette évaluation, plusieurs scénarios de prise en charge adaptée à chaque situation familiale seront aux mains de professionnels de la protection de la jeunesse ou d’un juge qui statuera sur l’intérêt de l’accueil de l’enfant en famille, en famille d’accueil ou en institution.

La logique est de privilégier l’environnement familial élargi de l’enfant si les membres qui le constituent (grands-parents, oncles, tantes…) sont jugés aptes à les accueillir dans des conditions adaptées à leur bon développement en termes de capacités éducatives mais aussi de ressources matérielles. Lorsque l’enfant est accueilli en famille, celle-ci est accompagnée par des services spécialisés de l’aide à la jeunesse qui interviennent au sein des familles en termes de soutien aux parents et de surveillance. Le maintien des fratries est aussi important à maintenir quand c’est possible. La trajectoire de chacun de ces enfants et le type de prise en charge est singulier.

Quoiqu’il en soit, les services concernés par ces enfants sont prêts à les accueillir et les professionnels des différents secteurs ont été formés à leurs particularités. Et le nombre d’enfants, à savoir 69, est à répartir entre les services qui dépendent de la communauté française et de la communauté néerlandophone. Ces enfants et ces mères représentent une très petite minorité de la population.

Des familles, des hommes et des femmes seuls sont effectivement précédemment revenus par leurs propres moyens. Cependant, la traversée des frontières est de plus en plus compliquée et risquée. Par ailleurs, quitter les deux camps de Al-Hol et de Roj exposerait d’emblée ces mères et ces enfants à des risques trop importants liés aux parcours migratoires illégaux : extorsion, traite, exploitation criminelle, sexuelle, viols… De plus, ces camps sont situés en plein désert, la remontée vers le pays frontalier le plus proche, à savoir la Turquie, sera particulièrement délicate et ce, dans n’importe quelle condition climatique.  

Une des raisons principales avancée par les responsables politiques pour s’opposer au rapatriement des enfants est liée au retour des parents. Selon la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, les enfants ne peuvent être séparés de leurs parents. Rapatrier les enfants impliquerait donc le rapatriement des parents. Dans le cas de la Belgique, il y a environ 55 adultes belges [1] dans les camps et les prisons. Il est dès lors important de s’attarder sur la question des parents.

 

[1] Ces chiffres ont été cités par le directeur de l’OCAM (Organe de coordination et d’évaluation de la menace) lors de son audition en commission des Affaires étrangères le 16 octobre 2019. Ces adultes sont considérés comme des « FTF » pour Foreign Terrorist Fighters.

Un des arguments souvent utilisé contre le rapatriement des Belges en Syrie est d’ordre sécuritaire. Les ramener ici représenterait un risque trop important pour la sécurité de notre pays. Tous les experts de la sécurité s’accordent néanmoins sur le fait que, d’un point de vue sécuritaire, le rapatriement des Belges en Syrie est préférable à la situation actuelle. Paul Van Tigchelt, le directeur de l’organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM), début du mois de septembre 2019, a affirmé que la meilleure option sécuritaire était de rapatrier tous les ressortissants. Par la suite, Frédéric Van Leeuw, le procureur fédéral, abondait dans le même sens en affirmant publiquement que le nombre d’individus, adultes et enfants, était tout à fait gérable en termes de poursuites judiciaires pour les adultes.

L’argument le plus important avancé par les experts de la sécurité est la situation instable dans les camps et le risque d’une reprise des conflits. Le risque est que les Kurdes ne seraient plus capables de gérer la gestion des camps. Ce qui provoquerait une vraie possibilité d’évasion de nos compatriotes belges et une possibilité qu’ils disparaissent dans la  « nature », de manière incontrôlée.

Il faut toutefois nuancer ce que chacun d’entre eux représenterait comme risque réel. C’est aux autorités compétentes, suite à des enquêtes, de juger de la dangerosité de ces individus pour notre société. Un rapatriement permettra à la justice de faire son travail dans de bonnes conditions et de prendre les mesures coercitives nécessaires en fonction du risque réel qu’ils représentent. 

A ce propos, plusieurs personnes parties en Syrie sont déjà rentrées en Belgique. Depuis le début du conflit, environ 140 Belges sont rentrés. En 2018, l’expérience belge nous indiquait déjà trois statistiques encourageantes [1]. Tout d’abord, le danger que représentent les FTF (Foreign Terrorist Fighters) de retour diminue. Ensuite, la participation des FTF à une tentative d‘attentat diminue le succès de l’attentat car les FTF sont surveillés et suivis. Enfin, le niveau de désengagement après la prison est très élevé : il s’élève à 75% de désengagement auprès de femmes et hommes partis en Syrie selon les autorités belges (Coolsaet & Renard, 2020). Il y a très  peu de récidive sur cette matière. Peu d’entre eux sont retournés vers le terrorisme.

 

[1] “Foreign Fighters and the Terrorist Threat in Belgium”, Rik Coolsaet, Thomas Renard, Institut Egmont, publication en ligne (10 January 2020

Le fait d’avoir emmené leurs enfants dans une zone de guerre peut-il être considéré comme de la maltraitance ? Raison alors éventuellement suffisante pour opérer une séparation avec l’enfant. Il semble à ce stade que nous ne disposons pas d’informations suffisantes pour l’affirmer. Ce sera aux services compétents et aux professionnels d’en juger et d’en informer alors les autorités compétentes, parquet et services de l’aide et de la protection de la jeunesse pour qu’ils prennent les mesures nécessaires.

La déchéance de l’autorité parentale est une décision extrêmement sévère et doit respecter une de ces trois conditions : si le parent a été condamné à une peine criminelle ou correctionnelle pour une infraction commise sur ses enfants ; si le parent met en danger la santé, la sécurité ou la moralité de son enfant par des mauvais traitements, des abus d’autorité ou de la négligence grave ; si le parent se marie avec une personne déchue de l’autorité parentale. Seul un juge du Tribunal de la famille peut le décider, au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant. La déchéance de l’autorité parentale sera donc toujours considérée au cas par cas.

Il est vrai que la plupart des parents des enfants en Syrie ont déjà été condamnés pour infraction en matière de terrorisme. Depuis 2015 néanmoins, l’accusation de terrorisme est devenue une accusation très large qui touche autant des personnes qui ont commis des actes de violence, que toute personne qui a quitté le territoire belge pour rejoindre la Syrie. Celles-ci sont condamnées pour avoir apporté un « soutien matériel et moral » au terrorisme. Ceci semble être le cas pour toutes les mères belges en Syrie qui sont condamnées pour être parties en Syrie, et non pour des actes de violences qu’elles auraient commis. Pour les pères, les autorités compétentes doivent envisager leur trajectoire au cas par cas. De manière certaine, ces mères sont mises en accusation et une peine de prison les attend en rentrant. Mais il n’est pas prouvé qu’elles aient commis directement des actes de violences.

Depuis 2015, les reformes de la loi sur la nationalité belge ont facilité la déchéance de la nationalité pour des questions de terrorisme. Cette mesure ne s’applique néanmoins qu’aux binationaux qui sont devenus belges après leur naissance. La plupart des Belges en Syrie concernés par cette mesure sont toutes des personnes qui sont nées et qui ont grandi en Belgique. Ils font partie de la « seconde génération ». Tandis que la déchéance pourrait permettre à la Belgique de se défaire d’une responsabilité juridique, les liens familiaux et sociaux des concitoyens ne disparaitront pas pour autant. Tous ont des liens très forts avec la Belgique, qu’ils considèrent comme leurs pays. Se dessaisir de cette responsabilité nourrira sans aucun doute un ressentiment qui pourrait s’avérer dangereux sur le long terme.

Beaucoup de personnes s’opposent au retour des Belges en Syrie parce qu’ils seraient radicalisés et qu’ils ne seraient pas capables de se réadapter à notre société. Cet argument se base sur l’idée que les personnes parties rejoindre le califat rejettent notre mode de vie et souscrivent à des idées qui vont à l’encontre de notre société. Ils ne seraient donc pas aptes à être « déradicalisés ».

Si on considère le terme « déradicalisation », il est nécessaire d’analyser le terme qui en est à la source, à savoir la « radicalisation ». Si ces deux termes sont désormais utilisés dans le langage usuel comme d’évidence lié aux actes, notamment terroristes, des intégristes se réclamant de l’islam, en réalité, ils recouvrent une réalité particulièrement complexe et multi-factorielle.

Le processus de radicalisation n’est pas linéaire et peut évoluer et emprunter une large variété de parcours. Même si certains facteurs sont récurrents, les idées et les raisons qui poussent une personne à transposer ses idées radicales en extrémisme violent sont hétérogènes et complexes [1]. Il existe donc autant de processus de radicalisation que de « personnes radicalisées ». La multitude de trajectoires personnelles pouvant mener à un processus de radicalisation ne peut donc être compensée par un outil unique qui permettrait de déradicaliser un individu, comme un coup de baguette magique capable d’inverser ce processus [2]. En outre, la radicalisation n’est pas une condition irréversible. Une personne dite « radicalisée » peut changer, évoluer et revenir sur ses points de vue – tel est le cas d’ailleurs pour la majorité des 140 Belges revenus de Syrie.

L’opposition au retour des Belges en Syrie, parce qu’ils seraient radicalisés, se base donc sur une idée de la radicalisation comme un processus linéaire et irréversible, et fait abstraction des différentes études qui démontrent que c’est un processus complexe de développement de convictions idéologiques, politiques, religieuses, sociales, économiques ou personnelles extrêmes qui peuvent remettre en cause le statu quo et qui rejettent le compromis.

Nombre de chercheurs du monde académique réfutent même le terme « radicalisation » préférant se pencher sur l’analyse des contextes et conditions d’existence potentiellement à la source d’une rupture de ces personnes avec la société dans laquelle ils vivent tels que le rapport à la formation scolaire, à la disqualification dans l’obtention d’un emploi, à l’influence des réseaux sociaux, à la perte de valeurs fortes et collectives, aux institutions et à l’autorité publique, aux sources de diffusion de la croyance…

Ce n’est pas parce que l’élaboration d’un outil de « déradicalisation » constitue un vœu pieu, une illusion que rien n’est fait auprès de personnes suspectées ou condamnées pour participation à une infraction terroriste. Au contraire, des services spécialisés les prennent en charge en contexte de détention ou en liberté pour susciter une réflexion sur l’intérêt d’un désengagement de la voie violente au regard de ses idées radicales. Et ce, dans une optique de réintégration dans notre société.

 

[1]  Voir : « La lutte contre l’extrémisme violent », Politique de sécurité : Analyse du CSS, n° 183, Décembre 2015, Editeur : Christian Nünlist.

[2] « Fanatiques désenchantés », Cahiers de psychologie clinique 2017/2 (n° 49), pages 83 à 104, Renaud Mae